Mercredi 07 mai 2025
Rabat, 11h : la lumière est sublime. C’est simple, la lumière est toujours sublime à Rabat en fin de matinée. Après 13h ou 14h, elle devient quelconque, mais juste avant elle est splendide : un bain de jouvence, une cure électromagnétique, une invitation à ne rien faire. C’est bien mon problème : je n’ai envie de rien faire ici alors que tout le monde travaille, j’ai envie de me balader, d’aller au bord de la mer, pas n’importe où mais au Miramar, un bar à l’ancienne caché dans un effondrement de terrain. J’y rumine mon passé, j’y revisite les années 1990. Un copain vient de me dire que je suis prisonnier du Maroc de mon adolescence, que je dois m’en détacher.
Je sais qu’il a raison mais peut-on se détacher de son premier baiser ?
Jeudi 08 mai 2025
Podcast en anglais.
Cela fait des lustres que je n’ai pas parlé anglais. Je vis en portugais, j’écris en français et parfois je rêve en arabe. Peu d’occasions d’utiliser la langue de Donald Trump.
Enfin, grâce à lui, je sors mon anglais oxydé du placard : je ne rate aucune conférence de presse de sa porte-parole, la jeune et jolie Karoline Leavitt. Elle distribue les baffes aux employés du consortium médiatique et exhibe triomphalement une croix à son cou. Donnez-moi encore un mois et je réciterai par cœur ses éléments de langage.
Mon interlocuteur est écossais. Je le comprends et il a l’air de me comprendre.
Après l’interview, j’écoute quelques passages, je déteste faire cela mais je le crois nécessaire. J’ai un accent prononcé, moitié-marocain, moitié-brésilien. On n’échappe pas à son identité, on en fait quelque chose ou on passe à côté de sa vie.
Vendredi 09 mai 2025
Maudite pauvreté.
A chaque fois que je repasse dans ce café, c’est-à-dire tous les six mois, la fille a perdu une dent. Elle se démonte au fur et à mesure que le temps passe. Au début, je la trouvais mignonne voire espiègle. Une fille voilée peut-être provocante, rien ne peut arrêter une femme qui a envie de séduire. Désormais, elle est pâle. Son regard est triste. Et ses dents s’en vont, au rythme où le dentiste lui arrache ses illusions. Auparavant, on avait envie d’enlever le voile pour voir ce qu’il cache. Maintenant, on veut le garder tel quel comme un rideau tiré sur une scène insoutenable.
Certaines couches de la société vivent au XIX° siècle. Leurs femmes sont attirantes durant une saison seulement. Quelques « mois » de printemps avant que la pénurie ne souffle comme un vent chaud sur des fleurs éphémères. Leurs corps sont des pièces à conviction des crimes qu’une société commet contre elle-même quand elle ne créé pas suffisamment de richesses. La vérité d’un pays se lit aussi sur le corps de ses habitants. Les dents disent tout ou presque. La peau ne ment pas. Les cheveux non plus.
Au Maroc, je suis socialiste. Enfin, dans ce pays il faut être socialiste et capitaliste en même temps. Il faut créer la richesse intensément le matin et la redistribuer sensiblement l’après-midi. Si on laisse faire le capitalisme, il n’y aura que des sans-dents et des oligarques. Si on laisse faire le socialisme, il n’y aura que des déshérités et des élus de gauche. La synthèse est morale et seulement morale : il faut admettre l’inégalité, la chérir même car elle est naturelle, mais éradiquer toute forme d’oppression.
Que les meilleurs gagnent bien sûr mais qu’ils ne prospèrent pas sur un champ de ruines.
Mardi 13 mai 2025
A chacun son métier. A chacun sa zone d’excellence.
J’y crois, je l’ai écrit dans mon dernier livre mais il m’arrive de l’oublier.
Ce midi, j’ai cru bon mettre la main à la patte et couper moi-même des branches de bougainvilliers qui obstruaient la fenêtre. J’aurais pu en charger le jardinier mais le bourgeois déconstruit que je suis a préféré vivre l’expérience émancipatrice du travail manuel. Au bout de quelques coups de sécateur, une poussière végétale s’est posée sur mon œil gauche et depuis elle s’y trouve à son aise.
Déluge d’eau tiède, de collyre et de remontrances à moi-même.
Mon monde à moi se limite à un clavier, à un carnet de notes et à une baie vitrée léchée par la végétation tropicale. Et à un studio télé de temps en temps. Charge à moi d’y briller suffisamment pour payer d’autres qui sont à l’aise avec un tournevis et un râteau.
On n’échappe jamais à son identité.
Leçon apprise.
Mercredi 14 mai 2025
On m’a élevé dans le cartésianisme mais le monde n’est pas cartésien.
Je viens d’arriver à la ferme. Je tombe sur un troupeau de moutons qui pâture sur mon terrain. Interrogé, le berger me dit que nous faisons partie du même village et que par conséquent ce qui m’appartient lui appartient aussi et inversement. Il n’a plus ses dents mais il ne manque pas d’aplomb. Il se retire quand même mais je sais très bien qu’il reviendra dès que j’ai le dos tourné.
Jeudi 15 mai 2025
Le Maroc peut être le pays le plus doux au monde comme le pays le plus désagréable. Tout dépend sur qui tu vas tomber. Tout dépend si tu es connu ou inconnu. Tout dépend de ta patience et de ta capacité à jouer le jeu.
Le matin, j’arrive dans une administration publique de la province de Fez où l’agent de sécurité privée trie les entrées. « Que veux-tu ? » J’avais envie de lui répondre que ça ne l’intéresse pas mais je me suis exécuté : « je veux tel papier ». Il me répond : « Faut aller voir Hafid au guichet 4 mais il n’est pas encore arrivé, va au café et je t’avise dès qu’il arrive ». Et il me tend un bout de papier où je suis sensé noter mon téléphone. Et ça marche ! Il me convoque trente minutes plus tard. Je suis content, je retourne dans le bâtiment public et je me présente au guichet 4. Pas de chance, l’agent de sécurité a une nouvelle à m’annoncer : « Ah Hafid est parti, il a un truc à régler, reviens après le déjeuner ». Je pète un câble et demande à voir le responsable. Je sors mon discours à deux balles à base de citoyenneté et de bonne gouvernance. Tous les guichets me regardent comme si j’étais une femme hystérique et continuent à vaquer à leurs occupations.
Je reviens après le déjeuner (14h tapantes). L’agent de sécurité m’ignore superbement. Je m’adresse à un guichet au hasard et l’on me dit que je ferais mieux d’aller à la capitale et de formuler ma demande directement auprès de la direction centrale. « C’est le même système, ce que tu fais ici, tu peux le faire là-bas, en plus tu habites là-bas apparemment ».
J’aurais dû fermer ma gueule ce matin.
Quelques jours plus tard et dans la même province de Fez, je me rends à une autre administration. Cette fois, tout me sourit : la réceptionniste, l’agent de sécurité et le sort. J’obtiens un ticket avec un numéro de passage. 5 minutes plus tard, ma demande est prise en charge. On m’explique que je dois remplir un formulaire à imprimer en ligne. Je dis que je reviendrai demain. « Pas question ! Il suffit de tourner au coin de la rue, il y a une librairie où tu imprimes le formulaire et tu nous le ramènes signé, pas la peine de faire la queue quand tu reviens. » Je m’exécute et la promesse est tenue. Je sors de là aux anges. Je suis tellement content que j’insiste pour inscrire quelques lignes d’éloge dans le livre des suggestions et réclamations. C’est dire.
Samedi 24 mai 2025
Ali Baba vient d’acheter des centaines d’hectares au Maroc. Le géant chinois du commerce en ligne veut construire au Maroc une plateforme qui arrosera les pays africains. Incroyable !
Les Chinois misent à fond sur le Maroc dans un contexte de déglobalisation, marqué par des craintes de voir l’Union Européenne leur opposer des barrières à l’entrée. Alors, ils veulent fabriquer au Maroc pour obtenir le label « Made in Morocco » au lieu du « Made in China ». Et ils diversifient leurs débouchés en visant l’Afrique à partir du Maroc.
On m’aurait dit cela il y a dix ans, j’aurais éclaté de rire. Je n’ai jamais cru à la vocation africaine du Maroc. Je me suis trompé. Les faits me donnent tort. Mea culpa.
Pourquoi me suis-je trompé ?
Par idéologie. Je ne crois pas dans l’Afrique car sa civilisation la bloque et l’empêche de se développer. Je ne crois pas dans l’émergence du Maroc pour les mêmes raisons.
Ce faisant, j’ai raté le fait que les forces vives des deux côtés n’ont que faire des blocages : elles avancent. Les hommes et femmes dynamiques agissent et obtiennent des résultats. Ils réussissent dans les conditions les moins favorables. Il suffit qu’ils aient une vision de là où ils veulent aller.
Des projets magnifiques ont été réalisés et d’autres sont en cours.
Ils ne vont probablement pas changer la face de l’Afrique ni du Maroc mais ils sont autant de leçons d’humilité pour les commentateurs comme moi et de sources d’inspiration pour la jeunesse. Le tête-à-tête avec l’Europe est fini. Il y a de nouveaux horizons.
Que les masses continuent à vivre à côté du succès et de l’espérance n’invalident pas les prouesses que je viens de citer. D’ailleurs, il vaut mieux être du côté des élites qui réussissent et pour cela il faut se méfier des idées ou plutôt des raisonnements qui ont l’air parfait mais qui ne le sont point. Une analyse n’est rien qu’une analyse, elle ramène à la moyenne des phénomènes qui sont épars. Et les Marocains et les Africains qui font du commerce ou des affaires ensemble sont précisément ces points au-delà de la courbe qui créent de la valeur là où d’autres en sont incapables.
Lundi 26 mai 2025
Macron giflé. Bien mérité. Cela dit, on n’aurait pas dû le savoir ni avoir accès aux images. La France n’en finit pas de sombrer.
Retrouvez ici le journal des périodes précédentes :
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