Extrait de “Mon père, le Maroc et moi”.
Mon père est l’avant-dernier né d’une fratrie de huit enfants qui ont eu plus ou moins de succès dans leur traversée du XXe siècle.
Nés entre 1920 et 1945, ils ont ouvert les yeux dans le Maroc colonial et ont été aux premières loges pour assister au départ des Français en 1956. Les hasards de la vie et l’instable géopolitique des rapports familiaux m’ont maintenu à l’écart de la famille de mon père. Pire, si je croise une cousine dans la rue, je ne puis la reconnaître. Et que dire de mon cousin Hamza, parti faire ses études en Ukraine à la chute du mur de Berlin et qui n’est jamais revenu depuis ? On dit qu’il s’est marié avec une slave et qu’il a fait souche en Crimée comme ingénieur naval.
Mes deux tantes paternelles sont mortes au berceau de maladie. Il n’est pas difficile d’imaginer la vulnérabilité d’un bébé à Bhalil, sans aucun vaccin ni la moindre notion d’hygiène. Grâce au Développement, il y a un dispensaire près de la mairie aujourd’hui, il ouvre de 08h à midi et reçoit la visite du médecin une fois par semaine. Pour les urgences et tout le reste, les gens se débrouillent. A Sefrou, la ville voisine, la situation frôle l’absurde : l’hôpital provincial, laissé par les Français, fonctionne toujours mais il est impossible de mettre la main sur un membre du personnel soignant. Pour m’y être rendu en personne en octobre 2017, je n’ai vu aucune blouse blanche, infirmiers et médecins se baladent en habits civils pour éviter les sollicitations plus ou moins désespérées d’une population mieux couverte par la 4G que par la vaccination obligatoire. Sur mes six oncles paternels, deux sont arrivés jusqu’à moi : le cadet Hussein et l’aîné et candidat à patriarche de la famille, Mohammed (connu comme El Haj El Ghali ou tout simplement El Ghali). Mes autres oncles sont morts avant ma naissance survenue en 1979.
****
El Ghali, mon oncle aîné, est une véritable légende à Bhalil encore aujourd’hui, plus de quinze ans après sa disparition. La mairie se souvient encore de sa grande générosité, lui qui, à chaque grande fête religieuse, envoyait des cageots entiers de légumes frais au conseil municipal et à l’ensemble du personnel. Il s’assurait lui-même que tous recevaient leur dotation, balayeurs inclus. Il ne le faisait pas pour acheter des voix (il n’a jamais cru dans la démocratie) mais pour « faire goûter » (ydoueke) aux bahloulis le fruit de son travail. Mon père appelait cela « l’Etat-Providence low-cost » qui consiste à avoir une pensée pour chacun à défaut de sauver tout le monde.
El Ghali était une force de la nature, un bel homme à la peau claire et à la voix rauque. Capable de travailler douze heures de suite par tout temps sans se plaindre. Parti de Bhalil à 18 ans, il a été vite repéré par des colons français de la région de Marrakech. Ils l’ont envoyé en France étudier la science agricole avant de lui confier la gestion de fermes d’agrumes, exclusivement orientées vers l’exportation. A l’indépendance, il se retrouva à la tête du domaine agricole et des jardins rattachés au Palais Royal de Dar Essalam, en lisière de Rabat. Il se réveillait à 4h du matin, prenait le premier petit-déjeuner préparé par sa femme avant de se remettre à table à nouveau, sur son lieu de travail, vers les huit heures, entouré de son staff. Croissants, œufs brouillés cuisinés avec de la viande séchée, tajine de pommes de terre, un thermos entier de café…El Ghali avait un appétit gargantuesque. Sa cuisine ressemblait aux entrailles d’un navire de guerre constamment prêt à l’abordage. Pastillas, méchouis, brochettes de viande de veau, pièces montées : il n’y avait pas un jour où El Ghali se contentait de manger les restes de la veille ou avaler un sandwiche. C’était le salaire du guerrier. El Ghali enchainait les inspections et les visites impromptues aux quatre coins de la ferme royale du petit matin au coucher du soleil. Il revenait sur ses rotules et exigeait d’être traité comme un pacha : table dressée à la française, couverts en porcelaine, vin frais voire champagne s’il y avait de la visite. Il était hors de question de faire un repas sans un dessert qui en vaille la peine : crème brûlée, nouga glacé, vacherin. A la fin de sa vie, il m’invita à dîner pour tenir compagnie à deux agronomes français, en mission au Maroc. Et pour me faire plaisir, il fit servir des profiteroles au chocolat, mon dessert préféré, l’apothéose d’un repas qui compta au bas mot une demi-douzaine de plats. Le plat de résistance fut le méchoui : un demi-agneau fermier, une quantité considérable de viande grillée pour quatre personnes ! Devant les cris d’orfraie des Français, El Ghali ne cessait de répéter avec l’assurance d’un grand seigneur : « ne vous inquiétez-pas, mangez ce que vous pouvez, nous les Marocains nous mangeons avec les yeux, ne vous inquiétez-pas. »
L’intendance suivait bien sûr et comment ! Sa femme était une sainte. Elle se réveillait tous les jours aux aurores pour préparer le premier petit-déjeuner et mettre dans des casseroles le contenu du deuxième. Le personnel de maison était composé de deux petites bonnes, issues de la tribu des Jebala qui peuple les versants occidentaux du Rif, les mieux arrosés et les seuls habités par des Arabes. Le chauffeur livrait ce qu’il fallait en viande, fruits et légumes, vins, produits d’épicerie fine et autres victuailles. La femme de mon oncle était sur le qui-vive 7j/7.
El Ghali était capable des plus grandes folies. Un jour, il l’appela depuis son téléphone de voiture pour lui annoncer, ravi de lui-même, qu’il venait d’inviter une quarantaine de touristes français à déjeuner à la maison. « Fais vite ! l’autocar est en route, il arrive dans une demi-heure ! ». Il avait croisé le groupe dans une foire agricole et les avait pris en sympathie. Sa femme devait les recevoir « comme il se doit », ce qui signifie dresser la table, griller le méchoui, faire cuire le tajine aux pruneaux, choisir les vins et les chambrer : « pas la peine de paniquer. Je t’envoie mon chauffeur personnel à bord du pick-up avec de la viande et tout ce qu’il te faudra pour cuisiner. Ne m’attendez-pas pour déjeuner, je suis retenu à la foire. »
Impressionner et faire plaisir. El Ghali démontrait sa puissance par la splendeur de sa table. À Dar Essalam et dans les domaines où il a officié, on se souvient encore de sa générosité proverbiale, à la limite du don de soi. C’était un moyen comme un autre de devenir immortel. Certains écrivent des livres, d’autres font des révolutions, El Ghali lui a personnifié ce que les terroirs marocains ont de mieux à offrir : une tradition culinaire enracinée dans des siècles de dur labeur.
El Ghali était patriote à un degré invraisemblable au point de communier avec la terre, les plantes et les oiseaux du Maroc. Au lieu de faire la pose devant le drapeau, lui chérissait l’écosystème où il vivait. Terre, ciel, mer, lacs, réserves de chasse : tout l’intéressait, il respirait le Maroc dans ses veines. Je ne l’ai jamais vu faire la prière : il était trop occupé. Il avait un sacerdoce : servir le Roi, produire de la qualité et attirer vers lui tous les talents qui avaient besoin d’un coup de pouce ou d’un coup de pied aux fesses selon les cas.
« Il était Marocain chez lui et en famille et Français le reste du temps », c’est ainsi que ma mère le définissait et elle avait certainement raison. Quand il recevait, El Ghali était un véritable féodal, mélange explosif de paternalisme et de paysannerie. Il avait le sens inné d’une certaine justice, celle qui assèche les larmes de la veuve désespérée de voir son champ envahi, jour après jour, par le bétail du voisin. Un mot suffisait pour que justice soit faite. Pas besoin de gendarme, de juge ni d’avocat. Pas besoin de contrat social non plus.
Dès qu’il franchissait le portail de sa villa, il devenait Français, du moins sur le plan professionnel. Pantalon en kaki ou en tergal, chemise soigneusement repassée, col droit, eau de Cologne italienne, cheveux coupés court. El Ghali est le produit-type du Protectorat qui fabriquait ce dont il avait le plus besoin : des hommes, Français ou Marocains à la mentalité moderne, capables de défricher une terre pauvre pour en faire la Californie de l’Afrique du Nord. Discipline, Optimisme et Résilience. El Ghali ne se plaignait jamais. Il recherchait l’excellence, un point c’est tout. Et il s’en donnait les moyens.
Hassan II l’avait bien compris. Il l’empêcha de prendre sa retraite et le rapprocha de Bhalil en le nommant à la ferme de Ain Allah, située à la sortie de Fez. J’ai encore le souvenir de son bureau à Ain Allah : une table avec deux chaises, la photo aérienne du site accrochée au mur et un petit lit pour faire la sieste. El Ghali aura servi pendant soixante ans, chez les colons d’abord et aux Domaines Royaux ensuite. A sa mort, l’administration a dû embaucher cinq ingénieurs pour le remplacer. C’est peut-être une légende magnifiée par ma famille, mais il est certain qu’une souche spécifique d’hommes a définitivement quitté ce pays. Elle n’a pas su se reproduire et s’est condamnée à l’extinction. Les autres, tous les autres, occupent le terrain désormais.
El Ghali aurait bien voulu se reproduire mais Dieu en a décidé autrement. Mon oncle était stérile. Par orgueil ou inconscience, il se maria neuf fois avant de se résigner à ne pas avoir d’enfants. Un véritable Tour du Maroc : Tétouan, Marrakech, Essaouira, Taroudant et Bhalil bien sûr (deux fois). Il se mariait et appelait mon grand-père en catastrophe pour organiser le divorce. Dans le Maroc des années 1950 et 1960, répudier une femme revenait à l’ostraciser car plus aucun prétendant n’allait demander sa main. Un beau jour d’été, mon grand-père a dû affréter un camion de victuailles, direction Marrakech. Son fils ne parvenait pas à se séparer à l’amiable de la fille d’un grand notable, prise comme épouse quelques semaines auparavant. « Je n’en veux plus ! Elle ne veut pas tomber enceinte ! » Au-dessus des radis et des navets, dormaient une demi-douzaine de bahloulis, des membres du clan qui servaient d’escorte à mon grand-père au cas où. Réfugié à Essaouira où se trouvait la nouvelle élue de son cœur, El Ghali orientait la smala par téléphone ; à chaque point d’étape, un appel : Khemisset, Rabat, Settat, Benguerir puis Marrakech. L’affaire se solda par le versement d’une compensation financière et le sacrifice d’un veau. Sans attendre, mon oncle épousa la fille d’Essaouira et profita de la présence de la délégation de Bhalil pour faire un méchoui de chameau, histoire de repartir sur de bonnes bases !
Leave a Comment