Mon père eut tout le loisir de vivre de première main le versant le plus sinistre d’Oufkir. Quelque part en 1968 ou 1969, il reçut une convocation pour rencontrer le général. Dans le Maroc d’alors, c’est la police qui vous remettait le billet et vous priait de la suivre séance tenante. A la vue des deux inspecteurs escortant son frère ainé, un de mes oncles se mit à pleurer : « Demande pardon rapidement pour que ta vie soit épargnée ! Dis-leur tout sans attendre !».
– Harazem, c’est toi qui as transmis une demande de subvention à la Banque Mondiale ?
– Oui, mon général.
– Elle porte sur quoi ta demande ?
-La Banque Mondiale veut doter le Maroc d’une télévision éducative.
-Une télévision éducative dis-tu ?
-Oui, mon général.
-Eh bien voilà ton dossier, tu peux le brûler maintenant ! Je ne veux plus en entendre parler !
Le général montre du doigt un maroquin contenant la paperasse remise par mon père la veille au Ministère des Affaires Etrangères, plusieurs feuillets dactylographiés dans la langue de Shakespeare. Nul en Anglais, une langue qu’il n’a jamais réussi à apprendre, papa s’était fait aider par un pigiste de la RTM désormais à la tête d’une grande université marocaine.
-A vos ordres, mon général.
-Tu m’en veux Harazem ? Tu me détestes toi aussi ?
-Non, mon général.
-Harazem, la prochaine fois que tu veux envoyer quelque chose à la Banque Mondiale, tu demandes d’abord la permission à mon chef de cabinet.
-Oui, mon général. Le dossier a été visé par les Finances. Le directeur général de la RTM l’a même fait passer en conseil d’administration.
-Je m’en fous. Je suis le Ministre de l’Intérieur et de l’Information. Tout ce que tu fais doit être visé par mon cabinet.
-Entendu, mon général.
-Il y avait quoi ton dans dossier ?
-Mon général, j’y expliquais aux bailleurs de fonds que le Maroc veut en finir avec l’analphabétisme mais que nous manquons de moyens pour scolariser tous les enfants. Pour le moment, on veut mettre le paquet sur le collège qui connait un taux élevé d’abandon scolaire touchant les milieux les plus modestes. La télévision éducative, c’est un studio dans chaque siège de préfecture pour diffuser localement des émissions de soutien scolaire et des cours de langue.
-Il manquait plus que ça ! Des cours de langue aux bergers du Rif !
– Pas seulement mon général. Le système peut couvrir tout le territoire grâce aux faisceaux hertziens. La Banque Mondiale veut financer le projet à 100% : studios, relais et programmes.
-Tais-toi, tu m’énerves avec tes certitudes. Tu crois aux bobards de tes fournisseurs français. Je parie que c’est Thomson qui t’a mis ça dans la tête et maintenant tu veux couvrir le pays d’antennes pour leur faire plaisir.
-Entendu, mon général.
-Vous autres techniciens ne pensez qu’à vous-mêmes. Si toi tu montes ta TV éducative, moi je peux poser ma démission. Tu sais de combien de policiers je dispose à Casablanca ? Mille ! Mille je te dis. Tu sais combien il m’en faut ? Dix fois plus. C’est ta Banque Mondiale qui va me payer les effectifs dont j’ai besoin ? Je dois choisir entre acheter des munitions ou embaucher des policiers, et toi tu veux dépenser de l’argent pour apprendre aux gueux à lire les tracts de l’opposition ! Eh bien je te l’interdis ! Reviens me voir quand tu auras trouvé des financements pour le Ministère de l’Intérieur, je te laisserai peut-être faire ta télévision à ce moment-là. Tiens, dis à tes amis français que le Makhzen Mobile[1] a besoin d’une nouvelle caserne à Ain Cheggag!
Mon père respectait Oufkir parce que le général était cohérent et ne se prenait pas au sérieux. Militaire et commis de l’Etat rien de plus, Oufkir ne s’est jamais prétendu démocrate. Il n’avait pas de temps à perdre à faire de la communication. Papa insistait sur un fait précis : « Oufkir n’était pas corrompu, il vivait dans une petite villa de l’actuelle rue des Princesses, 500 m² rien de plus. De l’argent, il s’en foutait. Il aimait son boulot, boire et jouer aux cartes avec un cercle d’amis sélectionnés venus de tous horizons, pas forcément des militaires ou des flics. » J’ai du mal parfois à entendre les positions assumées par mon père quand je pense que les coups de force d’Oufkir ont failli lui couter la vie à deux reprises.
Lors de la tentative du coup d’Etat de la plage de Skhirat, mon père a pris une balle. Un an plus tard, en août 1972, des chasseurs de l’armée de l’air ont mitraillé le Boeing qui ramenait le Roi et la cour d’une visite officielle à Madrid. Son avion a réussi à se poser, déplorant des dizaines de blessés à bord. Les pilotes mutins crurent le monarque décédé (un message radio du cockpit les induisit volontairement en erreur en annonçant la mort d’Hassan II avant d’implorer clémence pour l’équipage). Les officiels qui l’attendaient sur le tarmac de l’aéroport de Rabat ne se doutèrent de rien, Hassan II passa en revue le détachement d’honneur avant de s’engouffrer dans une voiture banalisée. Mon père était sur place, il suait à grosses gouttes dans son car de reportage chauffé à blanc par les machines tournant à plein régime. Des cameramen distribués çà et là filmaient la solennité pour les besoins du JT de la soirée. Soudain, l’apocalypse : les chasseurs se sont rendus compte de leur méprise ; enragés par la fuite du Roi, ils s’acharnèrent sur tout ce qui bougeait aux alentours de l’aéroport. Les images disponibles sur internet montrent des hommes en costume courant s’abriter sous les pins parasols du petit bois qui fait face au salon d’honneur. Harazem Ghali l’a échappé belle ce jour-là, les balles ne sont pas passées très loin. Et malgré tout, il ne m’a jamais fait part d’une quelconque inimitié avec Oufkir, l’instigateur de ces deux régicides manqués. Partageaient-ils les mêmes idées ? Pas le moins du monde car un Maroc sans monarchie était inconcevable pour mon père. Avait-il connaissance de circonstances atténuantes qui rendraient les actions du général moins odieuses ? Cette dernière hypothèse a ma faveur.
[1] Le Makhzen Mobile ou encore Forces Auxiliaires est l’équivalent marocain des CRS ou de la Gendarmerie Mobile. Il relève du Ministère de l’Intérieur mais est composé de militaires. La police dispose quant à elle des GIR (Groupe d’Intervention Rapide, les ex-CMI), la Gendarmerie a ses escadrons de Gendarmerie Mobile.
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