Lors des funérailles de mon père, mon frère a reçu l’appel d’un haut fonctionnaire marocain dont je ne peux citer le nom car il est aux affaires. Ému, il lui a déclaré devoir la vie à mon père qui mentit à la police venue l’arrêter, sur son lieu de travail, à la fin des années 1960. Journaliste à la radio nationale et militant d’extrême-gauche, il était dans le viseur des forces de l’ordre et promis à une fin tragique (disparition forcée ou procès sommaire peut-être). Mon père qui avait tout à perdre – situation et perspective de carrière – lui permit de se cacher au bureau. Il se débarrassa des policiers en les aiguillant vers une fausse adresse permettant ainsi à l’intéressé de s’échapper. A la lumière de ce témoignage, je crois que mon père avait le droit d’avoir une opinion dissonante au sujet des dites « années de plomb ». J’en connais peu qui auraient risqué tout pour sauver un collègue auquel rien ne les attachait, ni lien de famille ni d’amitié.
La convergence en matière politique ne nous dispensait pas, mon père et moi, de batailles domestiques sur de nombreux sujets. Il souhaitait me convaincre que le Maroc des années 1960 était merveilleux et moi je lui répondais qu’il ne s’agissait que d’une parenthèse enchantée dans une histoire marquée par la pénurie de tout ce qui est essentiel : l’eau, la sécurité, le savoir et le bien-être. Il élevait la voix pour me dire que les Marocains de l’époque travaillaient beaucoup et ne mendiaient pas. Moi, je le provoquais en disant qu’ils n’avaient pas le choix car ils étaient brimés par un système efficace où l’autorité patriarcale (chef de famille, caïd) s’ajoutait au pouvoir vertical du Roi. Ce qui a changé en cinquante ans est que le patriarcat marocain a été disloqué par l’immigration, l’exode rural et la télévision. Ces trois facteurs ont démoralisé la figure du père. L’ouvrier humilié à Poissy ou le chef de famille chômeur de Beni Mekada[1] n’ont rien à offrir à leurs enfants, rien de ce qui passe à la télé. Les jeunes – l’unique force capable de faire changer la société – ne sont plus sous contrôle. En réalité, il y a un vide de pouvoir au sein des familles marocaines, l’explosion de l’incivilité et de la violence gratuite en sont les corolaires. Or, parmi les universitaires et les journalistes, la fable d’une société répressive a encore de l’audience.
[1] Beni Mekada est un quartier déshérité de Tanger, connu depuis longtemps pour abriter des activités illégales.
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